Les livres n’ont pas de date de péremption.
Des éditeurs et des libraires mettent leurs noms en bas d’un projet commun pour la première fois depuis la pétition en faveur du prix unique du livre en 1977, signée par 572 libraires et 21 éditeurs: l’idée, redonner du sens à leurs métiers écrasés par le nombre et le rythme des nouveautés.Les acteurs de la chaîne du livre font souvent entendre dans leur coin des revendications légitimes, mais qui témoignent aussi d’une méconnaissance du travail et des contraintes des autres maillons… Soit la chaîne du livre tiendra ensemble, soit elle ne tiendra pas. L’originalité de ces textes écrits en parallèle est qu’ils se terminent par des conclusions et des propositions identiques.Ces textes interrogent plus particulièrement le rôle du traditionnel système d’office et de retours illimités dans la diffusion-distribution et son impact sur l’écologie du livre.Cette initiative doit à l’instar des Cabinets fantômes anglo-saxons, déboucher sur des groupes de travail croisés libraires-éditeurs destinés à nourrir de propositions concrètes une plateforme interprofessionnelle au long cours.
Appel des libraires
Au moment où les librairies de France, «covidisées», ont fermé leurs portes, deux géants de la chaîne du livre en France – des entités qui concentrent la production de livres, leur diffusion commerciale et leur distribution à destination des points de vente s’unissaient, pour le meilleur et pour le pire. Le pire est ce que laisse entrevoir à moyen terme cette union, une concentration encore renforcée de l’édition et de la distribution.Fermées, les librairies ont été sauvées –peut-être provisoirement pour certaines – par leur savoir-faire, leur énergie évidente, le soutien de leurs clients et le recours à des dispositifs publics rapidement et massivement utilisés.Leurs principaux partenaires répondaient par une courte avance de trésorerie de 60 jours, mesure qui, tout en étant utile et appréciée par la profession, n’a fait que leur donner le temps d’aller chercher par l’endettement les disponibilités nécessaires à la survie du circuit, pour payer les sommes dues aux éditeurs et donc aux auteurs.
Pour nous libraires, cette concomitance d’événements est symptomatique du décalage criant entre des industries culturelles de plus en plus concentrées et suffisamment rentables pour attirer des investisseurs mondiaux, et un réseau d’acteurs culturels de proximité, auteurs, éditeurs, libraires, éparpillés et économiquement fragilisés.Cette crise, sanitaire cette fois-ci, peut et doit permettre une remise à plat du fonctionnement d’une chaîne du livre. Chaîne qui en réalité ne satisfait plus qu’une poignée d’acteurs, certes puissants économiquement, mais bien loin d’être représentatifs d’un secteur et vraisemblablement peu porteurs de son intérêt général.Près de quarante ans après la loi fondatrice sur le prix unique du livre qui a permis le maintien d’un secteur éditorial foisonnant et d’un réseau de librairies d’une densité inégalée, il est temps de repenser et de reposer les bases du fonctionnement de cette part essentielle de notre réelle exception culturelle.Le système s’est construit sur la livraison hebdomadaire de nouveautés, chaque année plus nombreuses: plus de 250 nouveaux livres par jour, soit en trois jours l’équivalent du nombre de titres qui paraissent pour la très médiatique rentrée littéraire de septembre! Certains sont moins le fruit de la création ou de la réflexion que des produits de mode ou de marketing. L’acceptation de ce système conditionne la rémunération des libraires qui en conséquence passent plus de temps à vider et remplir des cartons qu’à choisir, conseiller et vendre des livres; ce système oblige les éditeurs à multiplier toujours plus leur nombre de titres pour ne pas disparaître des tables des librairies ; enfin, il confronte les auteurs plus nombreux et plus précarisés à un marché globalement en stagnation.Mais il permet à certains des plus gros acteurs intégrés de la distribution d’être bien rémunérés.
Dans la lignée du plan de relance du SLF qui appelle à des réformes structurelles, nous Libraires appelons à compléter la loi de 1981 sur le prix unique du livre en l’adaptant aux nouveaux défis de notre temps. En quarante ans, quelques évolutions majeures sont remarquables: l’apparition des industriels de la vente en ligne, l’urgence des défis environnementaux, le besoin de liens directs entre partenaires de la chaîne du livre, une forte concentration chez les éditeurs et les distributeurs, des évolutions qui bouleversent les équilibres passés. Chaque librairie fermée a pu mesurer l’attente et le soutien de ses clients; au-delà, nombreux sont ceux qui ont pris conscience de leur rôle éminent d’acteur culturel au cœur de toutes nos régions.Il nous faut maintenant transformer cette prise de conscience en espoir. Il faut entreprendre un travail collectif, penser le livre comme un partenariat entre tous ses acteurs et les pouvoirs publics, comme un patrimoine commun. La logique de réciprocité en plus d’être équitable ne nuirait sûrement pas à l’efficacité économique.
Librairies signataires: L’Arbre à mots (Rochefort), L’Attrape-mots (Marseille), Le Bleu du ciel (Pamiers), La Carline (Forcalquier), Le Carnet à spirales (Charlieu), Contrebandes (Toulon), La Crognotte rieuse (Avignon), Escalire (Escalquens), Goulard (Aix-en-Provence), Les Grandes Largeurs (Arles), L’Impromptu (Pars), Lettres vives (Tarascon), Livre aux Trésors (Liège), Myriagone (Angers), Le Monte en l’air (Paris), Les Nouveautés (Paris), Page et Plume (Limoges), La Petite Egypte (Paris), Les Petits Papiers (Auch), Quai des brumes (Strasbourg), Regain (Reillanne), Terra Nova (Toulouse), Vent de soleil (Auray), La Vie devant soi (Nantes).
Appel des éditeurs
Comment repenser la durée de vie du livre, et nos manières de consommer ? Comment arrêter de subir une hyper production ? En remettant les choix artistiques au centre du jeu. En se donnant le temps de faire ces choix.
« On est en enfer, voir tous ces livres vivre et mourir presque simultanément… le système a dérapé il y a longtemps et fait beaucoup de mal tout le monde. » Ainsi s’exprimait l’un de nous récemment sur France Inter à propos du marché du livre. La réouverture des librairies, dans lesquelles va s’engouffrer une production lissée mais pléthorique, annonce un « enfer » pour toutes les professions du livre. Un enfer prévisible car constitutif du marché. L’économie du livre est aujourd’hui écrasée par la nouveauté et sa péremption. Trop de livres imprimés en trop grand nombre et trop souvent retournés… L’essence de nos métiers : choisir un manuscrit, choisir un livre, les faire grandir, les accompagner, est devenue impossible faute de pouvoir travailler dans le long terme.
Conçu à l’époque archaïque où la France produisait quelques milliers de livres, pour permettre à des détaillants de province de ne pas manquer les meilleures ventes, le système d’office qui structure le marché du livre aujourd’hui n’a pas été prévu pour gérer 50 000 nouvelles parutions chaque année. Tel quel, centré sur la nouveauté au détriment des catalogues de fond, sans ajustement depuis la loi Lang sur le prix unique du livre (1981), il produit une violente crise de sens. C’est devenu banal de le répéter, l’avenir d’un titre se joue souvent en quelques semaines, avec à la clef des retours massifs d’invendus (un exemplaire sur quatre ≈finit à la benne – un invendu sur deux). Chair à pilon.
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le phénomène ne touche pas que les gros distributeurs comme Hachette, et il serait dommage d’attendre de nouvelles concentrations pour s’en rendre compte. Comment laisser le temps à un auteur d’arriver à son deuxième ou troisième livre si l’éditeur, le diffuseur et le libraire qui le soutiennent sont à ce point noyés sous le nombre. Et si l’on essayait de favoriser la création de valeur, à chacun des points du système, plutôt que sa destruction ? Les libraires ne sont-ils pas plus doués pour remplir leurs librairies que des cartons d’invendus ? Sachons dire non à cette logique. Ni office ni pilon ne devraient être des lois naturelles du livre.
Le commerce du livre est malade, il métastase de la nouveauté à n’en plus finir. S’il veut se réinventer, le maître-mot de cette sortie de crise, celui qui s’adresse à chaque acteur de la chaîne, est celui de « choix ». Mieux informer les libraires. Mieux les associer au succès des livres auxquels ils ont œuvré. Mieux rémunérer la prise de risque des uns et des autres.
Dans la lancée du groupe Krisis, qui a appelé en avril à des États Généraux francophones de l’édition, le collectif de réflexion qui signe ces lignes propose de commencer à travailler sur quatre chantiers de réflexion. Quatre chantiers qui déboucheront bientôt sur des réflexions croisées avec des libraires et ont vocation à devenir le point de départ d’une plate-forme collaborative au long cours avec l’ensemble des partenaires de notre filière : auteurs, éditeurs, libraires, free lance, diffuseurs et représ, distributeurs, journalistes.
Qu’à l’heure de la reprise chacun, chacune, sache qui il et elles veulent voir prospérer, influer, et contribuer à dessiner le monde du livre dans vingt ans.
Editeurs Signataires: “Edition année zéro”, collectif d’éditeurs de création en littérature, jeunesse, pratique, théâtre ou sciences humaines diffusés par Belles Lettres, Harmonia Mundi, Media-Diffusion, Pollen, Serendip : L’Arche, La Baconnière, Emmanuelle Collas, Les Forges de Vulcain, Les Fourmis rouges, Hélice Hélas, Hors d’atteinte, MeMo, Monsieur Toussaint Louverture, Nouriturfu, Le nouvel Attila, L’Ogre, les éditions du Typhon, La Ville brûle.
Ainsi que les éditions 2024, L’Antilope, Arnaud Bizalion, Asphalte, Atrabile, Le Bec en l’air, Gaëlle Bohé (fondatrice de Hors Concours et directrice de la Fontaine aux livres), Le Chemin de fer, le Collectif Edition indépendante (Anamosa, Le Sonneur, L’œil d’or, Les Caractères masqués, Invenit, La Contre-Allée, Anacharsis), Courtes et longues, D’Autre part, Elyzad, En bas, FRMK, Georg, Héros-Limite, Les Impressions nouvelles, La Joie de lire, Labor et Fidès, Laurence Viallet, Macula, Timur Mouhidine (directeur de la collection Lettres turques Nous, Le Passagen Quida, Lilas Seewald, Editions des Syrtes, Tristram, Xavier Barral et Zones sensibles.
NOUS, ÉDITEURS ET LIBRAIRES, CONSTATONS:
- La prégnance des défis environnementaux appelle à une réflexion sur le rythme des sorties, à une refonte du système des mises en place et des retours à même de limiter le pilon, et à la recherche d’outils de distribution plus durables. Cela exige d’œuvrer pour une écologie du livre. Mesure proposée: une taxe sur le pilon, destinée à un fonds de rémunération des auteurs en dédicace.
- La chaîne du livre exige une proximité retrouvée entre ses différents acteurs: partenariats librairies / éditeurs pour mieux rémunérer la mise en valeur des fonds d’éditeurs, transparence entre éditeurs et auteurs, et réflexion sur la fidélisation des clients par de nouvelles formes de gratification. Mesures proposées: des offices réguliers réservés aux fonds, et plus seulement aux nouveautés ; suppression du rabais de 5 à 9% aux particuliers et aux collectivités qui affaiblit le message du prix unique.
- Le développement des industriels de la vente en ligne oblige à une réflexion sur leur contribution au financement de la chaîne, et plus globalement, d’une société dont ils veulent utiliser les dispositifs sans participer à leur financement. Mesure proposée: un tarif postal unique pour le livre.
- La concentration impose une redéfinition du partage de la valeur ajoutée1 dans la chaîne, tout en évitant que les économies d’échelle réalisées le soient au détriment des coûts et de la qualité de la distribution (délais, partage des frais, équité entre les différents réseaux de vente de livres). Mesure proposée: le respect d’un taux de remise minimal pour les libraires
- Cette redéfinition devra sans doute s’accompagner d’une réflexion sur le juste prix du livre et son évolution. Le prix relatif du livre ne cesse en effet de baisser depuis les années 2000.
Tribune publiée dans Le Monde, Les Insécables en continu, Actualitté.